
La veille de la projection de presse, Abdellatif Ben Ammar, réalisateur des « Palmiers blessés », nous fait quelques révélations sur la thématique de son film, les difficultés du tournage, ses choix de casting et ses appréhensions.
Interview :
Jet Set : Les palmiers blessés » est un film qui part Í la recherche d’une mémoire enfouie de la guerre de Bizerte, pourquoi avoir installé le film en pleine guerre d’Irak ( 1991) ?
Dans les guerres, il y a obligatoirement la notion de mort et de souffrance, c’est un moment de vérité qui place les protagonistes dans une forme de noblesse de l’acte, celui de la résistance.
En plus, situer le film en 1991 donne un age particulier au personnage de Chama, née dans les années 60 et donc Í la veille de ses 30 ans. C’est l’age des grandes interrogations, de la prise de conscience, de l’éveil total. A cet age-lÍ , entre l’adolescence et l’age adulte, on est forcément Í fleur de peau. On est Í l’orée des chemins. Et puis raviver les blessures de Bizerte ne fait que mettre en exergue le sentiment de désarroi que chacun ressent et qui mène Í se poser des questions fondamentales, voire existentielles. Le sens de la vie, la fatalité de la mort…
Jet Set : Avec ce film, vous avez voulu donner une nouvelle version de la guerre de Bizerte, le cinéaste serait-il devenu historien ?
Pas du tout, je ne suis pas un historien, mon rÍ´le est de faire des films qui me permettent de rappeler l’importance de l’Histoire sans entrer dans les débats et polémiques. Par ailleurs, je pense que rappeler un pan de la vie de notre pays est essentiel pour comprendre le présent et réagir Í l’amnésie totale voulue ou fortuite. Les questions que je me pose sur le passé sont des interrogations sur les guerres avec leurs conséquences spectaculaires et leur cÍ´té tragique. D’ailleurs, sans connaissance réelle de son propre passé, on a du mal Í aborder le présent, encore moins le futur. La fragilité de la situation de Chama en est le témoin.
Jet Set : Apparemment, il a été très difficile de vous procurer des images d’archives de cette guerre, n’avez-vous pas pensé Í la reconstitution ?
Je ne pouvais concevoir ce film sans ces images-lÍ . La reconstitution me paraissait ridicule. Il était impératif pour moi de disposer des archives qui communiquent de réelles émotions et une véracité des faits qu’elles relatent. Recourir aux archives internationales était essentiel mais le droit d’en disposer est excessivement cher, d’autant plus qu’il était difficile pour moi d’accepter, par principe, de devoir payer pour ce qui m’appartient et que des Tunisiens comme moi ont filmé pour la mémoire de notre pays.
Du coup, d’un film avec la guerre de Bizerte comme toile de fond, c’est devenu un autre combat pour s’acquérir nos propres archives, notre patrimoine image.
Jet Set : « Les Palmiers blessés » est en fait un film sur la confrontation entre ceux qui savent et ceux cherche Í connaÍ®tre la vérité. Que représente alors Hechmi Abbès, cet intellectuel imposteur ?
C’est un personnage qui symbolise ceux qui ont falsifié des faits historiques pour les instrumentaliser. Ce personnage est en opposition avec ceux qui ont besoin de netteté sur leur passé pour avoir une vision claire sur leur présent et une ouverture sur leur futur.
Dans ce film, je reste plus ou moins Í distance sans porter de jugement ni de réponse définitive, voire hative. Certains semblent mentir, d’autres semblent se souvenir de la vérité. Sera-t-elle ancrée dans la mémoire populaire et pour combien de temps ? Je confronte alors la subjectivité de l’écrit et l’éventuelle défaillance de la mémoire.
Jet Set : Comment la ville de Bizerte est-elle vue par Abdellatif Ben Ammar ?
D’abord, je la présente au début du film comme étant le point extrême du pays. C’est l’hiver, la ville est recroquevillée sur elle-même, elle a tu sa mémoire. Je l’ai vue et filmée avec lenteur, avec pesanteur, de manière Í traduire cette atmosphère pesante d’une ville qui a vu mourir inutilement des milliers de volontaires et de patriotes en quelques jours. Une ville qui ne sort pas de sa tragédie, qui n’a pas su digérer une page sombre de son histoire et de cette horreur.
Pour les intérieurs, cette ville m’a inspiré des espaces qui peuvent traduire un passé, une vraie richesse, résultat de tout ce qui a été amené petit Í petit. Il fallait que chaque espace ait une ame, un passé.
Jet Set : Comment s’est fait le casting, et comment le choix s’est-il fixé sur le duo Neji Nejah et Leila Ouaz ?
A cette fille de martyr il fallait trouver l’écrivain qui s’opposera Í elle. Et même si c’est un face Í face, une réelle opposition entre les deux, je les concevais en tant que couple. Toute la difficulté était de trouver ce couple Hechmi/ Chama. Il me fallait ces contrastes pour qu’il n’y ait pas un seul gros plan de Chama qui ne reflète pas la perdition de Hechmi et vise versa. Il me fallait aussi trouver des prédispositions chez les comédiens Í endosser le rÍ´le.
Chez Leila Ouaz, je voyais le désir de bien faire, d’aller très loin avec son personnage, et son intérêt pour l’histoire s’est développé Í une vitesse vertigineuse tout au long de la préparation.
Pour Néji, il m’est aujourd’hui impossible d’imaginer un autre dans le rÍ´le de Hechmi Abbes. C’est une personne qui ne laisse pas transparaÍ®tre ce qu’elle pense, qui te fait deviner la complexité de sa vie mais ne laisse rien échapper de ses secrets les plus profonds.
Jet Set : La musique est un élément essentiel dans ce film, comment s’est faite la collaboration avec le compositeur ?
La musique des films est un élément qui mériterait plus d’attention dans notre cinéma car il y a une différence de taille entre une musique qui émane des images et une autre plaquée sur les images.
Dans tous mes films, j’accorde Í la musique une importance cruciale et il me fallait un musicien qui partage ce sentiment, qui avance avec le film pas Í pas. Et j’avais besoin d’une aussi belle collaboration que celle que j’ai eue avec Farid Aouameur. « Les palmiers blessés » ne pouvait pas supporter une musique qui ne sort pas d’une intelligence comme la sienne.
Jet Set : La détresse algérienne est aussi présente dans le film avec le couple Nabila/ Nouredine. Est-ce un choix pour des considérations de production ?
On ne peut pas ignorer que l’Algérie est liée Í cette époque. Dans les années 90, l’Algérie traversait une des pages les plus sombres de son histoire, une période qui a amené tant de gens Í s’exiler tout en gardant une grande part d’eux-mêmes lÍ -bas. C’est cette sensibilité de l’être qui m’intéresse, qui fait de l’exil de Nabila et de Nouredine une autre facette de l’exil de Chama, de son passé.
Quant Í la question de la coproduction, ça ne m’a pas amené Í changer ne serait-ce qu’un détail de ce que je voulais faire. C’est tout l’intérêt et l’avantage d’une coproduction sud-sud alors qu’avec d’autres, on aurait eu Í négocier des choses essentielles dans le film.
Propos recueillis par Asma D