
Chronique d’un homme déchu
Celui qui connaÍ®t le théatre de Fadhel Jaibi ne sera pas étonné de découvrir sa nouvelle création Yahia Yaͯch ou Amnésia (pour les intimes).
Dans la veine de Khamsoun et dans la continuité de J͹n͹n, soirée spéciale, et autres Amoureux du café désert, le duo Jaibi Baccar fait une radioscopie de la condition humaine, une immersion dans les bas-fonds de la société en mal d’être certes, de pouvoir sans doute et de communication évidemment.
Voici d’abord l’histoire : Yahia Yaͯch apprend son limogeage Í la télévision. Mis en résidence surveillée, sans explication, il s’enferme dans sa bibliothèque, jusqu’au jour o͹ un étrange incendie s’y déclenche et manque de l’emporter corps et biens. Sauvé in extremis, il est hospitalisé pour confusion mentale. Confié aux bons soins de psychiatres, il est invité Í s’expliquer sur les mobiles de l’accident : était-ce le fait du hasard, une tentative de suicide manquée ou l’œuvre d’une main inconnue qui a tenté d’éliminer des documents compromettants, voire de se débarrasser de lui ? L’enquête n’a pas encore abouti, lorsque Yahia Yaͯch disparaÍ®t nuitamment de l’hÍ´pital… Dans sa tête des voix s’élèvent comme venues du fond d’un puits, lancinantes, insistantes, chuchotantes, sifflotantes, chantant son nom : Yahia… Yahia… « J’ai ouvert les yeux et j’ai regardé, j’ai vu Yahia Yaͯch, une jambe par ci, un bras par lÍ , la tête décapitée, le corps complètement démembré, dispersé , éparpillé aux quatre vents... dit-il. »
Cette pièce nous entraÍ®ne dans un univers que nous connaissons déjÍ , un style incisif et un discours sans détour encore plus dénonciateur et virulent que les précédents travaux (chose que certains reprochent Í la pièce !!!).
Avec Yahia Yaͯch, Jaibi use des mêmes outils théatraux basés sur une approche frontale qui déstabilise le public, provoquant des rires nerveux, voire déplacés chez certains spectateurs ; il n’est pas anodin, d’ailleurs, que les comédiens fassent leur entrée sur scène derrière le dos des spectateurs, les scrutant du regard, les regardant de haut, affichant un sourire figé au coin des lèvres. Cette entrée en matière donne d’ores et déjÍ le ton de la pièce, une manière d’installer ce sentiment de malaise que Jaibi affectionne tant dans toutes ses créations, d’impliquer le public dans son discours et de faire appel Í son sens de la citoyenneté, et dénonçant par lÍ même son silence passif, sa complaisance et sa lassitude…
L’histoire de Yahia Yaͯch n’est en fait qu’un prétexte pour raconter une certaine course pour le pouvoir, le leurre du règne absolu et de l’amour inconditionnel.
Le discours de la pièce, mille fois ressassé, puise tout son intérêt dans l’art et la manière, dans les silences, les chorégraphies, les situations créées entre les personnages, les jeux de rÍ´le que les comédiens échangent dans chaque scène.
La voix de Yahia Yaͯch, magnifiquement campé par Ramzi Azaiez, est volontairement amplifiée par un micro pour créer une distanciation, l’effet d’un mort-vivant, d’un revenant qui ne trouve refuge que dans des espaces intemporels (asile psychiatrique en l’occurrence).
Et comme dans tous les travaux de Jaibi, la scénographie et la chorégraphie sont essentielles. Celles de Yahia Yaͯch y sont pour beaucoup pour exprimer ce qui est resté sous silence. A elles seules, elles imposent leur propre lecture.
Quant au jeu des comédiens, il est au centre de la pièce : la justesse de Sabeh Bouzouita, le professionnalisme de Jalila Baccar et de Fatma Ben Saiden, et le plaisir de découvrir pour la seconde fois le talent et la fougue de Lobna Mlika et Moez M’rabet y sont pour beaucoup.
Pour les retardataires, on peut dire que Yahia Yaͯch est Í voir absolument, faites-vous votre propre avis sur la pièce, on ne s’y ennuie pas malgré les lenteurs voulues dans certains passages. Ça vaut le détour et suscite forcément le débat.
Scénario, dramaturgie et texte : Jalila Baccar et Fadhel JAÍBI
Mise en scène : Fadhel Jaͯbi
Scénographie : Kaͯs Rostom
Musique : Gérard Hourbette (Art zoyd)
Lumières : Fadhel Jaͯbi
Costumes : Anissa B’diri
Avec Jalila Baccar. Fatma Ben SaÍ®dane. Sabah Bouzouita. Ramzi Azaiez. Moez M’rabet. Lobna M’lika. Basma El Euchi. Karim El Kefi. Riadh El Hamdi. Khaled Bouzid. Mohammed Ali KalaÍ®.
Régie son : Narjes Ben Ammar
Régie Lumières : NaÍ®m Zaghab
Régie Costumes : Jalila Madani
Régie Production : Nozha Ben Mohammed
Directeur de Production : Habib Bel Hedi
Production : Familia Productions
Scène Nationale d’Annecy